Claire Geraets : « On ne peut pas à la fois accaparer toute la richesse du monde et en refuser les conséquences »

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Le lendemain du tragique naufrage en Méditerranée où 950 migrants ont perdu la vie, le PTB envoyait une mission de solidarité à Catane, en Sicile, où ont débarqué les 27 survivants. Dans l’arrière-pays de cette ville portuaire se trouve également un grand centre d’accueil où vivent des milliers de réfugiés. Le Dr. Claire Geraets, députée PTB au Parlement bruxellois, a participé à cette mission.

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Auteur: Frank Sonck

Pourquoi cette mission du PTB et pourquoi y avez-vous participé ?

Claire Geraets. Je voulais aller témoigner de la solidarité de Belgique aux migrants. Et, inversement, je voulais revenir avec leurs témoignages. Dans le journal, on lit : « 1000 morts en Méditerranée ». Ce sont des chiffres très abstraits, et ce n’est que quand on peut mettre des noms et des visages sur ces chiffres qu’on peut mieux se rendre compte de la réalité derrière un tel titre de journal.

C’était aussi important pour moi d’y aller en tant que députée du Parlement bruxellois. En effet, c’est à Bruxelles qu’il y a le siège de l’Union européenne et celui de l’OTAN. C’est là que sont prises des décisions qui créent ailleurs la guerre et la misère. On ne le réalise parfois pas assez, mais, à l’étranger, on observe avec beaucoup d’attention ce qui se passe ici à Bruxelles. Une manifestation devant le Parlement européen, c’est visible dans les infos de nombreux pays. Et donc, nous avons ici une responsabilité particulière pour réagir sur certaines questions, pour montrer que l’opposition existe et est active.

Que retenez-vous de cette mission ?

Claire Geraets. Quand on arrive en Sicile, on remarque tout de suite à quel point cette région est pauvre. Il y a 60 % de chômage, jusqu’à 70 % pour les femmes. On sent la misère partout dans les rues, les magasins… Et pourtant, les Siciliens sont fortement solidaires avec les réfugiés. Mais il faut trouver des solutions qui améliorent les choses pour tout le monde. Et les Siciliens ne peuvent pas trouver ces solutions tout seuls, nous devons y travailler ensemble.

En Sicile, la population locale est largement pauvre, et sa solidarité avec les réfugiés est d’autant plus impressionnante. (Photo Solidaire, Frank Sonck)

Chez les réfugiés, j’ai vu un immense désarroi. On ressent la solitude de ces gens, qui sont sans leur famille, sans leurs proches. Et cette attente interminable, qui dure des mois ou parfois même des années avant que leur demande d’asile soit traitée, est réellement inhumaine. L’incertitude permanente quant à son avenir, vivre au jour le jour dans des conditions très difficiles, n’avoir rien à faire toute la journée… Le camp d’accueil pour réfugiés à Mineo, à 60 kilomètres de Catane, est une ancienne base de l’armée, il est entouré de barbelés et gardé par des militaires lourdement armés, il y a des caméras partout, l’entrée est fermée aux gens de l’extérieur. Le camp est prévu pour 1 800 personnes, mais il y en a 4 000 qui y vivent. Pour moi, c’est une vraie torture mentale.

La vie dans ce genre de camp, c’est une vraie torture mentale.

Nous n’avons pas pu entrer, mais nous avons pu parler devant le centre avec des réfugiés, entre autres d’origine gambienne. Mieke Van Laere, l’avocate de notre équipe, connaît un peu le wolof, langue parlée en Gambie, et cela a facilité le contact. En effet, dans beaucoup d’autres cas, les réfugiés demandent de l’argent aux journalistes pour leur témoignage. Cela en dit long sur la perversité de ce système. Officiellement, les réfugiés reçoivent 4,5 euros par jour, mais, en réalité, ils reçoivent tous les deux jours des cigarettes pour une valeur des 5 euros, les enfants aussi ! La seule manière de se procurer un peu de cash, par exemple pour pouvoir s’acheter une nourriture un peu plus variée, est de revendre ces cigarettes, en général à 3,5 euros. Avec ça, ils peuvent aller au magasin, qui est très loin du centre, celui-ci étant isolé en rase campagne. Il y a aussi pas mal d’histoires de prostitution… C’est un système pervers. Et épouvantable pour la santé mentale des gens. Tout s’achète, y compris les relations.

Claire Geraets est très émue après le témoignage de Pa Chebou : « Cet homme vient de Gambie, il est seul, sans amis et cela fait déjà quelques années qu’il est ici. Tout ce qu’il voudrait, c’est une meilleure vie et, pour lui, cela signifie avoir une famille et un enfant. Un enfant qui sera là aussi une fois que lui sera mort. Sans cela, on l’oubliera et ce sera comme s’il n’avait jamais existé. Ne pas être oublié, c’est quand même la moindre des choses que quelqu’un puisse espérer de son existence… » (Photo Solidaire, Frank Sonck)

On entend constamment l’argument : c’est triste, mais nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde, nous ne sommes pas le CPAS de la planète. Que répondez-vous à cela ?

Claire Geraets. C’est évidemment trop facile de vouloir accaparer ici toute la richesse du monde tout en ne se préoccupant pas ce qui se passe pour les peuples des pays dont provient cette richesse. 1 % de la population mondiale possède actuellement 48%  de toute la richesse de la société mondiale. C’est une illusion de penser que cela n’aura pas de conséquences pour les autres 99 %.

La politique et les rapports internationaux doivent être repensés, afin que les pays du Sud soient payés d’une manière juste pour les richesses qu’ils produisent. À la fin des années 1970, j’ai voyagé en Afrique, et j’avais déjà alors pu observer les ravages causés par la mondialisation. Quarante ans plus tard, la situation est encore bien pire, et il est vraiment urgent que cela change. C’est une illusion de penser que nous pouvons nous abriter ici derrière les murs de la forteresse Europe, conserver les mêmes rapports injustes et ne pas nous soucier des autres peuples.

Votre vision de la question des réfugiés a aussi été forgée par vos voyages dans plusieurs pays, entre autres en Irak…

Toutes ces interventions et ces bombardements « humanitaires » pour « libérer » des peuples de dictateurs n’ont amené que destruction, misère et malheur.

Claire Geraets. Oui, c’est bien sûr lié à mon expérience personnelle. En avril 2003, j’ai participé à une mission – également du PTB – en Irak, au moment de l’attaque américaine sur Bagdad. Depuis lors, là-bas, c’est le chaos total et la misère. Les Américains ont bombardé le pays avec de l’uranium appauvri, un métal lourd faiblement radioactif, à toxicité élevée, comme le plomb. Sa radioactivité, bien que relativement faible, augmente les risques de cancers et de malformations sur les nouveaux-nés. Des armes nucléaires donc – alors qu’on clamait que c’était Saddam qui avait des armes de destruction massive. Savez-vous que la demi-vie de l’uranium appauvri, c’est-à-dire le temps nécessaire pour que sa radioactivité diminue de moitié, est de 4 milliards d’années ? C’est la durée de vie estimée pour notre planète. Vous pouvez vous imaginer ? Cela veut dire qu’à perpétuité, il y aura dans cette région, outre des cancers, des enfants qui naîtront avec des malformations ! Et cette sorte d’armes a aussi probablement été utilisée en ex-Yougoslavie et à Gaza.

C’est un fait impossible à nier : toutes ces interventions et ces bombardements « humanitaires » pour « libérer » des peuples de dictateurs n’ont amené que destruction, misère et malheur. Voyez la Libye : depuis les bombardements, c’est devenu le chaos le plus complet.

Et maintenant (indignée), chez nous, pour remplacer les vieux F16, le gouvernement veut acheter de nouveaux avions de chasse F35, qui peuvent transporter des armes nucléaires. Non, cet argent ne doit pas être utilisé pour la destruction de pays, mais pour la construction, et pour que les gens là-bas puissent développer eux-mêmes leur richesse, leurs soins de santé, leur enseignement.

Ce n’est que de cette manière que nous aurons davantage de stabilité. Parce que c’est un fait : les gens recherchent toujours une vie meilleure. Et si cette vie meilleure est à trouver ailleurs, ils traverseront la mer et même l’océan. Et aucun Frontex[1] ne les en empêchera. En 1940, la population belge a également fui en masse la guerre. Ce grand exode, nous l’avons peut-être trop oublié. Si on nous bombarde, on ne va pas attendre non plus que les bombes nous tombent sur la tête, non ?

La mission du PTB, avec Frank Sonck (journaliste Solidaire), Mieke Van Laer (advocate PROGRESS Lawyers Network) et dr. Claire Geraets, en visite chez Emanuel Sammertino : « Pour la CGIL, les réfugiés par bateau sont aussi des travailleurs et nous défendons donc leurs intérêts aussi. » (Photo Solidaire, Frank Sonck)

Comment pouvons-nous éviter les drames actuels en mer Méditerranée ?

Claire Geraets. Je suis toujours étonnée que les « solutions » semblent toujours uniquement pouvoir venir des bureaux feutrés de l’Union européenne, à Bruxelles. Et que l’on ne demande jamais leur avis aux gens qui sont concernés. Je pense aux migrants, mais aussi aux Espagnols, aux Grecs, aux Italiens. À Catane, nous avons longuement parlé avec un syndicaliste qui travaille quotidiennement avec des migrants. « Nous vivons en Europe, nous a-t-il dit, et les frontières de l’Italie, de l’Espagne et de la Grèce sont donc nos frontières à nous tous, les Européens, et pas seulement celles des Italiens, des Grecs et des Espagnols. » C’est inspirant, cela change ma perspective : si quelque chose se passe à « ma » frontière, je vais alors réfléchir avec les autres aux solutions et donc être réellement solidaire. Ici, en Belgique, nous sommes bien à l’abri. Selon la Convention de Dublin, les réfugiés doivent introduire leur demande d’asile dans le pays d’arrivée, donc pratiquement jamais chez nous. Mais si je pars du principe que l’Italie est aussi « ma » frontière, je suis aussi concernée et cela devient aussi mon problème à moi.

Selon ce syndicaliste sicilien, l’Europe doit aussi reconnaître que des pays comme l’Afghanistan ou certains de l’autre côté de la Méditerranée sont en situation de guerre. Et, une fois qu’on reconnaît cela, il faut, selon les conventions internationales, créer des couloirs humanitaires pour protéger les victimes. Et leur permettre de demander l’asile dans un pays sûr. C’est à cela que devrait aller l’argent qui est consacré aux navires de guerre, avions de chasse et bombardements.

Qui est Claire Geraets ?

  • Claire Geraets, 63 ans, est médecin généraliste à La Clé (Schaerbeek), une des 11 maisons médicales de Médecine pour le Peuple.
  • En 1992, 2002 et 2003, elle a effectué des missions en Irak. Elle est également très impliquée dans la lutte de la Palestine, et sa maison médicale est jumelée avec un village palestinien où elle s’est rendue plusieurs fois.
  • Également passionnée par les droits des travailleurs et les questions de santé au travail, elle a été élue en 2014 au Parlement de la Région bruxelloise.

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