Les premières expulsions collectives de réfugiés de la Grèce vers la Turquie ont eu lieu. Des gens fuyant la guerre et la misère embarqués dans un avion, entourés par des gardes du corps au costume noir et brassards avec le drapeau bleu de l’Union européenne. Ces expulsions sont prévues par l’accord conclu en mars entre l’Union européenne et la Turquie.
Auteur : Marc Botenga
Cet accord prévoit que tous les réfugiés arrivant en Grèce seront renvoyés vers la Turquie. Arianne, infirmière bénévole de l’ONG Médecins du Monde sur l’île grecque de Lesbos : « Ça me peine de voir que, quand tu fuis la guerre et la misère, tu te retrouves à être traité comme un prisonnier. De voir aussi que tu dois enlever les lacets de tes chaussures, donner ta ceinture, te faire fouiller, pour ensuite te faire escorter par la police vers un endroit isolé, entouré de barrières et de fils barbelés. »
Un accord inhumain et illégal
Selon les associations des droits de l’Homme et des réfugiés, il s’agit d’une violation de la Convention de Genève et de la Charte des droits de l’Homme de l’Union européenne, qui interdisent des expulsions collectives. Quelques jours après, on apprenait que la Turquie tirait sur des réfugiés syriens fuyant la guerre. Et qu’elle renvoyait des réfugiés vers des zones de guerre comme l’Afghanistan et l’Irak.
L’objectif de l’Union européenne est donc de fuir sa responsabilité internationale et morale vis-à-vis des réfugiés fuyant les guerres au Moyen-Orient. L’Union européenne paie pour créer des camps de détention de réfugiés en dehors de ses frontières. La Turquie en accueille pourtant déjà presque 3 millions, soit plus que l’ensemble des pays de l’Union européenne.
La faute aux Turcs ?
A en croire les responsables politiques européens, les dimensions inhumaines de l’accord turco-européen seraient dues au chantage du président, Recep Tayyip Erdogan. Ce dernier aurait imposé des conditions à l’Union européenne. Mais si la Turquie a tout fait pour négocier des termes favorables, c’est bien face à une Union européenne qui a voulu mettre toute sa responsabilité humanitaire vis-à-vis des réfugiés sur le dos de la Turquie.
La Turquie accepte de faire une partie du sale boulot pour l’Union européenne. Ce n’est pas en soi une surprise. La Turquie reste, notamment dans le cadre de l’Otan, un allié fondamental de nos gouvernements. Les tensions entre la Turquie et la Russie en sont une conséquence. Mais, avant d’accepter le rôle de sous-traitant de l’Union européenne, Erdogan a négocié. Il a utilisé des méthodes de pression et diplomatiques. Cela lui a valu les foudres de l’ex-Premier ministre libéral belge Guy Verhofstadt, entre autres, et d’une partie de la presse européenne. Les Premiers ministres français et tchèques ont crié au « chantage ». Mais… n’est-ce pas l’Union européenne qui ne veut pas respecter les droits des réfugiés ? N’a-t-elle pas transformé Frontex, son agence militarisée des frontières, en véritable instrument d’intervention militaire contre des gens qui, après des décennies de guerres, veulent traverser la Méditerranée ?
Quand Bruxelles parle, il faut se taire
Ce qui énerve ces politiciens européens, c’est qu’Ankara ose prudemment élever la voix contre l’Union européenne. Dans la vision euro-centriste de nos dirigeants européens, aucun pays du Sud n’a ce droit. Quand l’Union européenne parle, ils doivent obéir aveuglément. Chose que le gouvernement turc a refusé de faire. Ankara a ainsi obtenu certaines concessions en matière de soutien financier – six milliards plutôt que trois – et l’abolition des visas de courte durée (moins de trois mois), offrant la preuve que résister à l’Union européenne peut apporter des bénéfices.
Le président turc utilise à son avantage l’attitude arrogante de l’Union européenne. En négociant certains avantages et en déclarant qu’il ne prendra pas de leçons en démocratie de l’Union européenne, il renforce son image d’homme fort, capable et désireux de défendre les droits de son pays sur la scène internationale. De cette manière, l’arrogance de l’Union européenne a un impact direct sur la scène politique turque. Renforcer l’actuel gouvernement turc n’est pourtant pas forcément une bonne chose pour les Turcs.
Une contestation turque
S’il faut dénoncer l’attitude arrogante et hypocrite de l’Union européenne, cela ne veut nullement dire cautionner la politique interne ou étrangère d’Erdogan. Ses politiques font d’ailleurs face à de très fortes oppositions en Turquie.
A l’Est du pays, sa guerre contre le terrorisme s’est, selon des organisations des droits de l’Homme turques, muée en guerre généralisée contre la population kurde. Des villes comme Cizre ont connu des massacres. Contester cette guerre n’est pas sans danger : en janvier, la justice turque a ainsi ouvert une enquête sur 1 100 intellectuels qui avaient lancé une pétition demandant la fin de la guerre à l’Est. Une trentaine d’entre eux ont été brièvement arrêtés. Selon la presse, Erdogan aurait même parlé de leur enlever la nationalité turque.
Pourtant, ladite guerre contre le terrorisme que prétend mener Erdogan n’a en rien affaibli le terrorisme. Au contraire, depuis le début de la guerre, d’importants attentats ont fait des dizaines de victimes civiles dans les grandes villes turques, d’Ankara à Istanbul, en passant par Diyarbakir, à l’Est. La vie de la population turque n’est donc pas plus sûre aujourd’hui qu’avant cette « guerre contre le terrorisme ». Bien au contraire.
Pourquoi Erdogan la mène-t-il, alors ? Si la guerre à l’Est ne diminue pas le risque d’attentats terroristes, elle pourrait permettre à Erdogan de renforcer sa position interne.
Depuis quelques années, le président veut en effet instaurer un régime présidentiel fort. Mais la montée du parti pro-kurde HDP lui a coûté des voix, notamment. Les élections parlementaires n’ont ainsi pas donné suffisamment de sièges à son parti, l’AKP, pour changer seul le régime en vigueur. Si la guerre à l’Est porte à un affaiblissement du HDP, cela pourrait faciliter le rêve d’Erdogan.
Complots et opposition
En parallèle, Erdogan s’en prend à l’opposition au sein des institutions turques. Selon lui, différents complots seraient en marche contre l’État turc. S’il existe sans doute de puissants réseaux qui veulent affaiblir le gouvernement actuel, le président paraît surtout utiliser la dénonciation de « complots » pour écraser toute opposition. Comme Can Dündar et Erdem Gül, du journal Cumhuriyet, qui avaient publié des images d’armes saisies dans un camion turc en direction de la Syrie. Les journalistes qui affirmaient que les armes allaient être livrées à Daech, ont été eux-mêmes arrêtés et accusés d’espionnage et de soutien au terrorisme. Erdogan avait déjà affirmé que « la personne qui a écrit cet article paiera un prix très lourd pour ça ». La Cour constitutionnelle turque a entre-temps jugé que leur détention était illégale et que les droits des journalistes avaient été violés. En réaction, Erdogan a accusé la Cour constitutionnelle d’agir contre le pays, et l’a menacée implicitement de dissolution.
Une politique étrangère critiquée
Des critiques du gouvernement turc pointent d’ailleurs aussi du doigt sa politique étrangère. Selon certains, la Turquie aiderait directement Daech. Selon d’autres, le soutien du gouvernement turc à des groupes armés rebelles en Syrie, avec comme but le renversement du gouvernement syrien, aurait favorisé l’émergence de groupes terroristes.
Des sources locales racontent que les groupes terroristes Daech et Al Nosra se financeraient toujours via la frontière turque. Daech profiterait notamment de la vente de pétrole et de pièces archéologiques. C’est la raison pour laquelle l’armée syrienne et les autres groupes armés opposés à Daech se battent en premier lieu pour couper les lignes d’approvisionnement entre Daech en Syrie et la Turquie. Ce n’est pas une coïncidence si la lutte est particulièrement féroce au nord de la province syrienne d’Alep, sur la route vers la Turquie. Le fait qu’en cinq ans de guerre en Syrie, le gouvernement turc n’ait pas fait du contrôle de sa frontière avec la Syrie une priorité absolue pose énormément question.
L’hypocrisie de l’UE
La société turque sera clairement confrontée à d’importants défis face à ce gouvernement, mais ces défis doivent être résolus en Turquie même. La vive contestation au sein de la société turque montre que le potentiel est là. La population en Turquie doit avoir le droit de décider de son sort. S’il est normal que le gouvernement turc négocie le meilleur deal possible avec l’Union européenne, il est inacceptable que l’espace pour la critique et la contestation se réduise dans le pays. Les politiques actuelles du gouvernement turc ne semblent nullement offrir une voie progressiste, mais l’Union européenne ne peut pas utiliser la Turquie comme bouc émissaire pour sa politique criminelle vis-à-vis des réfugiés. C’est trop facile.